Digital, trouver le juste équilibre
Pas évident d’estimer le bon dosage entre la réactivité et la proximité, entre la nécessaire digitalisation et la préservation du commerce traditionnel et de la relation humaine.
Vous devez vous inscrire pour consulter librement tous les articles.
Alors que les organismes stockeurs peinent à rentabiliser leurs charges de structure, le métier de collecteur n’a pas d’autre choix que de se réinventer. Axéréal, par la voix de son DG, Paul-Yves L’Anthoën, n’avançait-elle pas, il y a deux ans, pour justifier la mise en sommeil de 150 de ses silos : « L’âge moyen des infrastructures de collecte est de 30 ans et, dans l’intervalle, on a perdu 70 % d’agriculteurs. Il faut que nous adaptions l’ensemble du dispositif de la coopérative à l’évolution des adhérents. » Par ailleurs, l’essor du stockage à la ferme, induit par l’augmentation de la taille des exploitations, ne fait qu’accélérer cette menace. Et pour couronner le tout, le secteur s’ubérise avec de nouveaux intervenants digitaux, opérant sans silos. À l’instar de Comparateur agricole qui, en quelques années, s’est fait une place dans le paysage en entrant dans le top 10 des collecteurs privés français (300 000 t en 2019), ou de Boursagri, émanation d’un négoce traditionnel, les Ets Jeudy, qui fait parler d’elle depuis deux ans. De tels acteurs à visée nationale sont potentiellement puissants et peuvent séduire une certaine clientèle en quête de transparence ou d’opportunités. « Mais en fin de compte, à l’intérieur de notre secteur, seule une partie très faible des adhérents souhaite travailler de cette manière », relativise Gaëtan Synaeve (Sevépi).
« Si on n’y va pas, on rate quelque chose »
Pour autant, les OS n’ont plus le choix : il faut investir le digital. « En termes de communication avec l’agriculteur, je pense que c’est important et que ça reste l’avenir, appuie Jean Simon, chez Atlantique céréales. Si on n’y va pas, on rate quelque chose. Évidemment, ça touche forcément peut-être davantage les agriculteurs plutôt jeunes dans les zones céréalières. » Mickaël Portevin est de ceux-là et voudrait de la part de son OS une appli : « J’ai voyagé un peu au mois de janvier, je voulais vendre à distance, mais c’est impossible. » À tous les âges, dans toutes les configurations d’exploitation, l’usage du mobile ne cesse de progresser. C’est ce qui a motivé Atlantique céréales à proposer une appli (lire ci-dessous) : « S’il faut que l’agriculteur rentre chez lui, relate Jean Simon, aille dans son bureau, allume son ordi, se connecte, mette les mots de passe pour aller sur l’extranet de son OS, je comprends que ça ne le motive pas beaucoup. Alors qu’avec une appli, s’il veut juste regarder les prix, où qu’il soit, il va sur le smartphone, et ça prend 30 secondes. »
« À l’image des extranets dans lesquels tout le monde s’est engouffré il y a dix ou quinze ans, il faut avoir aujourd’hui la notion des extranets mobiles, soit en travaillant avec une vraie application pour smartphone, qui peut néanmoins être coûteuse, soit en travaillant sur des versions en responsive design, qui s’adaptent au format de l’écran », appuie Gautier Le Molgat, d’Agritel. Au moins pour disposer des informations de marché et des prix d’achat. Car, en 2020, selon notre sondage Agrodistribution-ADquation, ce sont déjà 51 % des agriculteurs qui utilisent à cet effet les moyens digitaux.
En revanche, seuls 8 % des agriculteurs (15 % en grandes cultures) l’utilisent pour confirmer leur acte de vente. Certes, certains ne peuvent pas le faire car leur OS a effectivement choisi de ne pas leur mettre à disposition la possibilité de contractualiser en ligne. C’est le cas des négociants d’Atlantique céréales qui ont estimé qu’aller trop loin dans le digital peut créer un fossé entre l’OS et l’agriculteur. Il faut trouver le juste équilibre… Mais souvent, ils ne le font pas délibérément, alors que leur OS le propose.
À la lecture des réponses à notre enquête, l’usage des extranets est décevant pour la partie collecte, en particulier sur la contractualisation en ligne. « Les agriculteurs voient bien l’intérêt de l’extranet comme une source d’information, mais pas encore comme un endroit où ils agissent dans leur commercialisation : ils n’appuient pas sur le bouton et préfèrent appeler leur TC pour le faire », conclut Gautier Le Molgat. Alors les extranets, ne serait-ce pas finalement beaucoup d’énergie pour pas grand-chose ?
Le multicanal, passage obligé
« Pour l’avoir vécu en tant qu’agent de relation culture, relate Gaëtan Synaeve, les agriculteurs ont davantage le réflexe d’aller sur le site Agritel, par exemple pour récupérer les prix Matif, plutôt que d’aller renseigner des mots de passe, des codes adhérents pour aller sur l’extranet. Ensuite, ils appellent leur ARC en demandant ce qu’il en est chez nous. » Quant à la contractualisation en ligne, la coopérative normande a collecté, depuis l’ouverture de son extranet, en moyenne 17 000 t/an par ce biais-là, options comprises (2 500 t/an). Soit 3,4 % de la collecte…
Cela pose tout de même question. « Force est de constater, quand on analyse les chiffres, que l’utilisation est quand même décevante, confirme Jean-Baptiste Crombez, TC chez Unéal. Il y a très peu d’agriculteurs qui vendent sur l’extranet. Pour autant, c’est un passage obligé car cela répond à un besoin de certains adhérents et il faut l’avoir pour être dans l’air du temps. Néanmoins, si la majorité des agriculteurs vont sur l’extranet pour voir les prix, très peu vendent par ce biais, ils préfèrent nous appeler pour faire la vente. » D’ailleurs, si l’on en croit notre sondage, 52 % des confirmations de vente se font encore par papier et 22 % par téléphone. Ce n’est qu’une moyenne, et chaque structure a des pratiques différentes. François Maxence Cholat relève que sa structure travaille encore essentiellement par papier, et trouve que « 22 % par téléphone, ça fait beaucoup ». Au contraire, aux Ets Jeudy, la commercialisation se fait avant tout par téléphone, et les prix sont donnés majoritairement par les commerciaux. Ce qu’enseigne un autre pan de notre enquête : 40 % des prix sont communiqués par les interlocuteurs des agriculteurs. « Cela ne veut pas dire que les coops ou les négoces ne les envoient pas aussi par un autre moyen, tempère Benoît Leygnier, directeur des études ad hoc chez ADquation. Mais en posant cette question, on voit surtout qu’on a beaucoup plus d’agriculteurs attentistes (66 %) que proactifs (25 %). »
Valoriser le conseil
« En tant que directeur marketing, je pense que le marché a raison quoi qu’il arrive, intervient Ricardo Pacico, de Walagri. Le digital est là. Il va s’implémenter, il va mettre la pression sur les prix et il va remplacer une partie de nos marchés si on ne fait rien. Donc, il ne faut pas le voir comme un problème mais comme une opportunité. » Le négoce belge a même décidé il y a trois ans que tout devait passer par l’extranet, y compris la contractualisation (lire p. 38). Sans délaisser l’accompagnement, au contraire. « C’est le conseil qu’il faut vraiment valoriser, insiste-t-il. Les agriculteurs veulent un interlocuteur de confiance, c’est ça qu’il faut leur vendre. »
« Les agriculteurs comme les TC ont de plus en plus de choses à gérer, constate Hugues Desmet (Valfrance). Le digital peut aider à la fois les agriculteurs pour, pourquoi pas, vendre du blé le week-end ou après 19 h, et les TC pour les accompagner, mais, à un moment donné, se mettre autour de la table ou dédier du temps à une question précise, c’est le plus important. » « On a des commerciaux qui sont très proches de leurs agriculteurs et qui ont un rôle à jouer, abonde Raphaël Jeudy. Dire que la digitalisation va complètement remplacer le commerce traditionnel, je n’y crois pas du tout et je ne veux pas y croire. »
Pour accéder à l'ensembles nos offres :